CHAPITRE 21
Une équipe d’officiers de la brigade des homicides de Zurich arriva une heure plus tard. Ils filmèrent les lieux, prirent des photos, aspergèrent de poudre la maison pour relever les empreintes, en insistant sur les deux portes, à l’avant et à l’arrière, et sur les trois fenêtres accessibles à partir du jardin. Anna demanda au spécialiste de relever les empreintes sur le fauteuil roulant de Rossignol et sur la peau du défunt, aux endroits non recouverts par les vêtements. Avant qu’on enlève le corps, on prit également les empreintes de Rossignol, afin de pouvoir les différencier de celles des éventuels assassins.
Si les Américains ne s’étaient pas intéressés à Rossignol avant son meurtre au point de demander une mise sous surveillance, la mort du vieil homme aurait certainement été traitée comme un fait naturel. Gaston Rossignol avait quatre-vingt-onze ans, après tout.
En l’occurrence, une autopsie fut ordonnée, avec l’indication d’examiner tout particulièrement le fluide oculaire. Elle serait pratiquée dans les locaux de l’Institut de médecine légale de l’Université de Zurich, ce qui était normal, puisque Zurich ne possédait pas d’examinateur médical adéquat.
Anna regagna son hôtel. Épuisée – elle n’avait pas dormi dans l’avion et s’était refusée à avaler un Ativan -, elle tira les rideaux, se glissa dans son T-shirt trop grand et se mit au lit.
Elle fut réveillée en sursaut par le téléphone. Il lui fallut quelques instants pour reprendre ses esprits. Elle se croyait à Washington, au beau milieu de la nuit. Quand elle jeta un coup d’œil au cadran phosphorescent de sa montre, elle vit qu’il était deux heures et demie de l’après-midi, heure de Zurich. Elle décrocha le téléphone.
« Vous êtes Miss Navarro ? demanda une voix masculine.
– C’est bien moi, maugréa-t-elle. Qui est à l’appareil ?
– Je suis le sergent-major Schmid de la Kantonspolizei. Inspecteur à la brigade criminelle. Je suis désolé, je vous ai réveillée peut-être ?
– Non, non, je ne faisais que sommeiller. Que se passe-t-il ?
– Les résultats de l’examen des empreintes sont intéressants. Pouvez-vous passer au quartier général de la police ? »
*
Schmid était un homme aimable au visage large. Il portait les cheveux courts avec une ridicule petite frange et une chemise bleu marine ouverte sur une chaîne en or.
Son bureau était agréable, inondé de lumière et presque vide. Deux tables de bois clair se faisaient face ; elle s’assit derrière l’une, lui derrière l’autre.
Schmid tripotait un trombone.
« Les empreintes ont été transférées à la Kriminal-technik. Une fois éliminées celles de Rossignol, il en restait pas mal d’autres, la plupart non identifiées. Comme il était veuf, on suppose qu’elles appartiennent à sa gouvernante et aux quelques personnes qui travaillaient chez lui. La gouvernante est restée à son service toute la nuit. Ce matin, elle est partie après avoir préparé le petit déjeuner de son patron. Ils devaient surveiller la maison et l’ont vue sortir.
– Il n’avait pas d’infirmière ?
– Non, dit Schmid sans cesser de triturer son trombone. Vous savez, nous possédons à présent une base de données informatisée pour les empreintes tout à fait semblables à la vôtre. » Il faisait référence à l’Automated Fingerprint Identification Service qui stockait des millions d’empreintes.
« On les a scannées, entrées dans l’ordinateur, digitalisées et envoyées par modem au registre central à Berne, où elles ont été comparées à toutes les bases de données disponibles. La recherche n’a pas pris beaucoup de temps. Nous avons vite trouvé la correspondance. »
Elle se redressa sur son siège.
« Oh ?
– Oui, c’est la raison pour laquelle l’affaire m’a été attribuée. Les empreintes appartiennent à un Américain que nous avons interrogé voilà quelques jours, ici même, au sujet d’une fusillade qui a eu lieu dans le secteur de la Bahnhofplatz.
– Qui est-ce ?
– Un dénommé Benjamin Hartman. »
Ce nom ne lui évoquait rien.
« Que savez-vous de lui ?
– Pas mal de choses. J’ai procédé moi-même à son interrogatoire. » Il lui tendit un dossier contenant des photocopies du passeport américain de Hartman, de son permis de conduire, de ses cartes de crédit ainsi que les rapports de la police suisse contenant des photos du suspect.
Captivée, elle examina attentivement les documents. Et si cet homme était le tueur qu’elle recherchait ? Un Américain ? Dans les trente-cinq ans, banquier d’affaires pour une société financière appelée Hartman Capital Management. Une affaire familiale, supposa-t-elle. Ce qui signifiait sans doute qu’il était riche. Vit à New York. Séjourne actuellement en Suisse pour les sports d’hiver, avait-il déclaré à Schmid.
Mais l’homme pouvait avoir menti.
Parmi les dernières victimes de Sigma, trois avaient été tuées durant la période où le type séjournait à Zurich. L’une d’elles vivait en Allemagne, une distance facile à parcourir en train. Une autre habitait l’Autriche : tout aussi facile.
Mais le Paraguay ? Le bout du monde.
Toutefois cette possibilité n’était pas à écarter pour autant. En outre, il pouvait ne pas travailler en solo.
« Que s’est-il passé sur la Bahnhofstrasse ? demanda-t-elle. Il a tiré sur quelqu’un ? »
Le trombone qui préoccupait tant Schmid se brisa d’un coup sec.
« Une fusillade a éclaté dans la rue et le centre commercial situé sous la Bahnhofplatz. On l’a interrogé à ce sujet. Personnellement, je ne pense pas qu’il en soit responsable. Il n’arrêtait pas de répéter qu’on avait tenté de l’assassiner.
– Il y a eu des morts ?
– Plusieurs passants. Dont le fameux individu qui voulait le tuer, à l’en croire.
– Hum », fit-elle, perplexe. Une histoire à dormir debout : qu’y avait-il de vrai là-dedans ? Qui était ce type ? « Vous l’avez relâché ?
– Nous ne disposions d’aucun chef d’inculpation. Et sa société a fait jouer ses relations pour le faire sortir. On lui a ordonné de quitter le canton. »
Pas de ça chez-nous : telle était donc la position des autorités de Zurich sur le maintien de l’ordre ? songea amèrement Anna.
« Vous avez une idée de l’endroit où il se trouve ?
– Il disait avoir l’intention de se rendre à Saint-Moritz. À l’hôtel Carlton. Mais depuis, nous avons appris qu’il ne s’y est jamais présenté. Hier, on nous a informés qu’il avait ressurgi à Zurich, à la Handelsbank Schweiz. Nous avons tenté de l’amener ici pour l’interroger plus avant, mais il s’est échappé. Une autre mésaventure assortie d’une fusillade. Ça lui colle aux semelles.
– Comme c’est étonnant ! fit Anna. Avez-vous le moyen de savoir si Hartman est descendu dans un hôtel à Zurich ou ailleurs en Suisse ? »
Schmid hocha la tête.
« Je peux contacter le contrôle hôtelier de chacun des cantons. Des copies de tous les registres d’hôtel sont transmises à la police locale.
– Ils sont à jour ?
– Pas forcément, admit Schmid.
– Au moins, ça nous donnera une idée.
– S’il s’est inscrit sous son vrai nom.
– En temps normal, les hôtels exigent de voir le passeport de leurs clients étrangers.
– Il possède peut-être plus d’un passeport. Peut-être n’est-il pas descendu dans un hôtel "normal". Peut-être a-t-il des amis ici. »
Schmid semblait ennuyé.
« Oui mais, voyez-vous, je l’ai rencontré, et je peux vous dire que ce type n’avait pas la tête de quelqu’un qui circule avec de faux papiers.
– Vous savez, il arrive que ces hommes d’affaires internationaux possèdent un deuxième passeport. Des passeports panaméens, irlandais, israéliens. Ils leur sont parfois bien utiles.
– D’accord, mais ces passeports-là indiquent quand même leur véritable identité, non ?
– Des fois oui, des fois non. Existe-t-il un moyen de savoir s’il a quitté le pays ?
– On peut quitter le pays de différentes manières – l’avion, l’automobile, le train, et même à pied.
– La police des frontières ne tient-elle pas des registres ?
– Eh bien, la police des frontières est censée contrôler les passeports, reconnut Schmid, mais ce n’est pas toujours le cas. Les compagnies d’aviation seraient notre meilleur atout. Elles conservent une trace des passagers.
– Et si jamais il avait pris le train ?
– Alors, il est très possible que nous ne trouvions rien, à moins qu’il ait effectué une réservation sur un parcours international. Mais cela me semble improbable.
– Mouais, marmonna Anna. Pouvez-vous entamer les recherches ?
– Bien sûr, s’exclama Schmid sur un ton indigné. Cela va de soi.
– Quand puis-je espérer obtenir le rapport d’autopsie ? Je m’intéresse plus particulièrement à l’aspect toxicologique. » Elle avait conscience de malmener quelque peu son interlocuteur. Mais elle n’avait pas le choix.
Schmid haussa les épaules.
« Dans une semaine peut-être. Je pourrais demander qu’on active le rythme.
– Je souhaiterais qu’ils recherchent une certaine neurotoxine, ajouta-t-elle.
– Cela ne devrait pas prendre trop de temps. Je peux les appeler.
– Très bien. J’ai aussi besoin des relevés bancaires de Rossignol sur ces deux dernières années. Les banques suisses coopéreront-elles ou vont-elles nous faire le coup du secret professionnel ?
– Elles coopéreront avec la police puisqu’il s’agit d’un homicide, répondit Schmid, froissé.
– Quelle agréable surprise ! Oh, autre chose. Les photocopies que vous avez faites de ses cartes de crédit, pourrais-je les avoir ?
– Je n’y vois pas d’inconvénient.
– Merveilleux », dit-elle. Ce type commençait vraiment à lui plaire.
São Paulo, Brésil
La noce avait lieu dans le club privé le plus fermé de tout le Brésil, les Hipica Jardins.
La plupart des membres du club faisaient partie de l’aristocratie brésilienne, ceux qu’on appelait les quatrocentos, descendants des premiers colons portugais, installés dans le pays depuis au moins quatre cents ans. Il y avait là de grands propriétaires terriens, des patrons de presse, de maisons d’éditions, des magnats de l’hôtellerie, des propriétaires d’usines fabriquant des cartes à jouer – le haut du panier, comme en témoignait la longue file de Bentley et de Rolls Royce garées devant l’établissement.
Ce soir-là, ils avaient revêtu leurs plus brillants atours et s’étaient assemblés en foule pour assister au mariage de la fille d’un ploutocrate brésilien, le Doutor Otavio Carvalho Pinto. Fernanda épousait le rejeton d’une famille tout aussi illustre que la sienne, les Alcantara Machados.
Au nombre des invités figurait un digne vieillard à la chevelure de neige, qui devait avoir dans les quatre-vingt-dix ans. Il ne faisait pas partie des quatrocentos – natif de Lisbonne, il avait immigré à São Paulo dans les années 50 ; c’était néanmoins un homme extrêmement riche, banquier, propriétaire terrien mais aussi ami de longue date et partenaire d’affaires du père de la mariée.
Le vieil homme en question, Jorge Ramago, assis devant des noisettes de veau Périgourdine, regardait les couples danser sans toucher à son plat qui refroidissait. L’une des serveuses, une jeune femme brune, s’approcha timidement du vieillard et lui dit en portugais :
« Señor Ramago, il y a un appel pour vous. »
Ramago se tourna lentement vers elle.
« Téléphone ?
– Oui, señor, il paraît que c’est urgent. Ça vient de chez-vous. Votre femme. »
Aussitôt Ramago prit un air inquiet.
« Où ça ?… Où ça ? bredouilla-t-il.
– Par ici, monsieur », dit la serveuse en l’aidant à se lever. Ils traversèrent la salle du banquet à petits pas, car le vieux Lisbonnais, par ailleurs en excellente santé, souffrait de rhumatismes.
La serveuse escorta Ramago jusqu’à une antique cabine téléphonique en bois et l’aida à y entrer tout en lissant, pleine de sollicitude, les plis qui froissaient sa veste de cérémonie.
Dès que Ramago attrapa le combiné, il ressentit un élancement en haut de la cuisse. Il hoqueta, regarda autour de lui. La serveuse avait disparu. La douleur s’évanouit rapidement. Il porta le combiné à son oreille mais n’entendit rien d’autre que la tonalité.
« Il n’y a personne au bout du fil », parvint à articuler Ramago avant de perdre connaissance.
Une minute ou deux plus tard, l’un des serveurs remarqua le vieil homme évanoui dans la cabine téléphonique. Alarmé, il appela de l’aide.
Alpes autrichiennes
Le patient dix-huit fut réveillé à minuit.
L’une des infirmières lui posa délicatement un garrot sur le bras pour lui faire une prise de sang.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? maugréa-t-il.
– Je suis désolée, monsieur, dit l’infirmière. Son anglais était teinté d’un accent prononcé. On nous a demandé de prélever des échantillons de sang veineux toutes les quatre heures à partir de minuit, et ce durant toute la journée.
– Pour quoi faire ?
– Afin de mesurer votre taux d’Épo – l’érythropoïétine.
– J’ignorais que j’avais ce truc-là dans le sang. » Tout cet environnement médical l’inquiétait fort, mais il savait que le pire restait à venir.
« Je vous en prie, rendormez-vous, monsieur. La journée sera longue. »
Le petit déjeuner fut servi dans une somptueuse salle de banquet. Le buffet regorgeait de fruits frais, de biscuits et de pains à peine sortis du four, de saucisses, d’œufs, de bacon et de jambon.
Quand le patient dix-huit eut terminé son assiette, on l’escorta jusqu’à la salle d’examen qui se trouvait dans une autre aile du bâtiment.
Là, une autre infirmière incisa précautionneusement la peau de la partie interne de son bras au moyen d’un petit scalpel.
Il grommela.
« Pardonnez-moi si je vous ai fait mal, dit l’infirmière.
– Tout mon fichu corps n’est que douleur. À quoi sert ce que vous venez de me faire ?
– Nous allons effectuer une biopsie de la peau afin d’examiner les fibres élastiques du derme réticulaire », répondit-elle en lui appliquant un pansement.
Au fond de la salle, deux médecins en blouse blanche discutaient en allemand. Le patient dix-huit comprenait tout ce qu’ils disaient.
« Ses fonctions cérébrales sont quelque peu diminuées, dit le petit gros, mais ce n’est guère étonnant chez un homme de son âge. Aucun signe de démence sénile ni d’Alzheimer. »
L’autre médecin, un grand type au teint cireux, répondit :
« Et en ce qui concerne sa masse musculaire cardiaque ?
– Acceptable. Mais nous avons mesuré la pression sanguine dans l’artère tibiale postérieure, cette fois au moyen de l’ultrasonographie Doppler, et nous avons décelé une faiblesse artérielle périphérique.
– Sa pression artérielle est donc élevée.
– Un peu, mais nous nous y attendions.
– Avez-vous dénombré les plaquettes ?
– Je crois qu’ils sont en train de le faire au labo.
– Bien. Je crois que nous tenons un bon candidat. Je suggère que nous accélérions les tests. »
Un bon candidat, pensa le patient dix-huit. Alors la chose allait avoir lieu, finalement. Il se tourna vers les médecins et leur adressa un large sourire empli d’une feinte gratitude.